L’empire Frétel : clap de fin ?

11 Fév

A Rennes, les deux hommes font la pluie et le beau temps du cinéma indépendant. Fruit d’un long travail et d’une passion pour l’image, l’autorité des frères Frétel est reconnue par tous :

« Ils sont inévitables. Ils ont construit la cinéphilie à Rennes. » reconnaît Eric Gouzannet, directeur général de l’association Clair-Obscur, qui organise le festival Travelling.

« J’ai beaucoup d’estime pour l’institution Arvor » confirme une autre figure du monde cinématographique rennais.

Jacques Frétel

Pourtant, « peu de gens connaissent Jacques ». Anonyme pour le grand public, incontournable pour les initiés, Jacques Frétel est de ceux qui se font rares, distribuant les entretiens au compte-gouttes. Depuis son bureau du quatrième étage du Théâtre National de Bretagne, l’homme jongle entre ses deux casquettes : programmateur du ciné TNB et de l’Arvor, les deux cinémas d’Art et Essai de la ville. Marié, deux fils, Jacques Frétel peut parler du septième art pendant des heures avec un calme déconcertant. Une sorte de répertoire de l’Art et Essai qui donne l’impression d’avoir tout vu.

Patrick Frétel

Même précaution dans l’expression et même passion chez Patrick Frétel, son frère jumeau. Lui aussi marié et père de deux enfants, il collectionne les fonctions comme son frère : président de l’Arvor, vice-président de la Sorédic, qui exploite le Cinéville Colombier, secrétaire général du Stade Rennais… L’homme se voit comme un « associatif convaincu » qui gère ses affaires à la manière d’un entrepreneur :

« Je gère toujours les structures que j’anime comme une entreprise. Même si l’Arvor est une association, il ne faut pas oublier que derrière il y a des salariés.

« Il y a une complémentarité avec Jacques, explique Patrick. Il a plus un côté artistique. Mon rôle c’est l’organisation, la gestion. »

En public, les jumeaux aiment façonner leur légende. Ils racontent que dès l’enfance, le cinéma devient leur marmite. Tombés dedans quand la grand-mère maternelle les emmenait au cinéma du coin Le Familia pendant les vacances dans une petite ville d’Ille-et-Vilaine à cinquante kilomètres de Rennes. D’abord distraction, le cinéma devient passion dans des salles comme Le Français lors des séances de La Chambre Noire. Jacques Frétel se dépeint comme un autodidacte, préférant les salles obscures aux bancs de la fac :

La mainmise des Frétel sur le cinéma rennais

Dans les années 1970, Patrick devient bénévole à l’association Arvor. Il en sera le président à partir de 1981. Son frère Jacques devient le programmateur officiel la même année. Au fil du temps, les jumeaux ont imposé leurs règles du jeu à la mairie et aux acteurs de l’activité ciné à Rennes. Modeste loyer versé par l’Arvor à la Ville (motus sur le montant exact), proximité avec le reste du monde associatif et les cinémas commerciaux… Ce réseau et l’image de pionnier des deux hommes les placent sur un piédestal dont ils font mine de relativiser l’importance :

« On est modestement acteurs de la ville » explique Patrick Frétel.

Pourtant quiconque veut s’aventurer sur les terres de l’Art et Essai entend forcément parler de l’influence des jumeaux sur la question et doit croiser leur chemin. Qu’ils soient ciné-club, distributeurs ou cinéastes. Tantôt sous le titre de membre, fondateur, secrétaire ou administrateur, leur nom est partout :

  • au Centre National du Cinéma (CNC)
  • au Syndicat des Cinémas d’Art, de Répertoire et d’Essai (SCARE)
  • à l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE)
  • à l’Association des Cinémas de l’Ouest pour la Recherche (ACOR)
  • au Groupement National des Cinémas de Recherche (GNCR)
  • à la Commission interrégionale d’Art et Essai

Côté programmation, même constat. Si Jacques Frétel décide seul des films diffusés dans les deux cinémas Art et Essai de la ville, le monopole de fait ne semble choquer personne. « C’est simplement une particularité locale» estime un collaborateur des jumeaux.

Mais une particularité qui permet aux frères de bénéficier d’un rayonnement chez les cinéphiles. En effet, « l’entreprise » Frétel ne connaît pas la crise. L’Arvor, rue d’Antrain, a enregistré 109 000 entrées en 2010, soit une fréquentation en hausse de 14%, et le Ciné TNB dépasse les 92 000 entrées (+17%).

Rue d’Antrain à l’Arvor justement, on ne commente pas. Contacté par le Master JRE, des salariés et bénévoles de l’Arvor n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Un mutisme confirmé par un proche des frères Frétel : « On ne parle pas à l’Arvor » avant de lâcher du bout des lèvres que « Jacques est en concurrence avec lui-même, c’est dommage ».

Invincibles les frères Frétel ?

Pourtant tout ne va pas de soi. Après trente ans de domination sans partage, le travail accompli est respecté par les pros du secteur mais l’influence des Frétel se fragilise : Jacques est « curieux mais cassant », Patrick est « brillant mais a beaucoup de préjugés ».

Le cinéma indépendant et son mode d’exploitation se sont aussi peu à peu transformés. Or Eric Gouzannet dénonce l’immobilisme des jumeaux :

« Jacques est dans sa bulle et fonctionne comme ça. Il peut parfois demander de ne pas passer tel film car ça passait déjà dans ses salles. Il manque parfois un peu de générosité. Or, l’Arvor et le TNB n’ont pas de visibilité. Le spectateur a évolué dans sa façon de voir un film. Ils ont une vision qu’ils veulent sauvegarder au lieu d’accepter les règles du jeu » explique le directeur, qui pourtant collabore toujours avec les Frétel dans le cadre du Festival Travelling.

Patrick Frétel se sent d’ailleurs à l’étroit dans les deux salles de l’Arvor, et fait du lobbying auprès de la mairie. De nouveaux locaux mis à disposition attireraient à coup sûr un public plus important, plaide t-il. Silence du côté des élus. L’Arvor et le Ciné TNB ne semblent pas être la priorité.

Le sujet est d’autant plus délicat qu’un concurrent sérieux ambitionne de s’implanter à Rennes. Des consultations entre la Ville et le réseau indépendant Utopia à l’été 2010 ne sont arrivées aux oreilles des Frétel qu’en décembre, déclenchant les foudres des jumeaux, blessés de ne pas avoir été avertis par la mairie :

Officiellement c’est « dommageable ». Dans les faits, on comprend que les deux frères sont furieux et comptent bien mener la contre-offensive dans les semaines à venir. L’arrivée d’un « grand » de l’Art et Essai pourrait en effet faire des dégâts. A 59 ans, les Frétel pourraient être progressivement poussés vers la sortie. Victimes de leur méthode ?

Antoine Lagadec

Culture pour les étudiants : une offre méconnue

11 Fév

A Rennes vivent 60 000 étudiants. Une population à faibles revenus. Pour éviter que cette situation financière fragile les prive d’activités culturelles, certains dispositifs municipaux et universitaires existent. Mais souffrent parfois d’un manque de coordination et de visibilité.

En janvier 2010, le Passeport Loisirs Culture a été remplacé par la carte Sortir, gérée par la Mairie et Rennes Métropole, en partenariat avec l’APRAS. Ce nouveau dispositif, à destination des habitants de Rennes et Saint-Jacques, permet aux revenus modestes (jusqu’à 3 150 euros pour les familles de cinq enfants) et aux bénéficiaires de minimas sociaux d’avoir accès à une large offre culturelle et sportive, à des tarifs préférentiels. 380 structures sont partenaires.

« La Ville a choisi d’adopter la carte Sortir pour étendre le nombre de bénéficiaires » explique Sébastien Séméril, adjoint aux Sports et président de la commission Culture et Sport . « 3000 personnes utilisaient le Passeport chaque année, tandis que la carte Sortir a déjà conquis 16 000 personnes en onze mois » confirme Ana Sohier, conseillère municipale (UDB) en charge du patrimoine culturel et immatériel. Parmi elles, des familles ou personnes seules aux revenus modestes.

 Les étudiants, privés de la carte Sortir
 
 Néanmoins, au rang des grands absents du dispositif : les étudiants. Sur le site internet de la mairie, quelques-uns d’entre eux font part de leur incompréhension. Ainsi, Cadiou écrit : « Un étudiant boursier ayant l’échelon maximum (460euros/mois) vit avec des ressources plus faibles qu’une personne bénéficiaire du RSA… Pourquoi les étudiants boursiers ont-ils la gratuité des transports et pas le droit à la carte Sortir ? […] Cette carte est une très bonne initiative mais elle n’est pas équitable ! ».
La carte Sortir en vigueur depuis un an, rencontre un franc succès, les étudiants regrettent de ne pouvoir y avoir accès. Crédit Ville de Rennes.

 

 

 

 

  Ce point de vue est partagé par la section rennaise de l’UNEF, syndicat étudiant. Thomas Couvert, l’un de ses représentants reconnaît que « la Ville a fait beaucoup d’efforts pour nous ouvrir les portes des activités extra-universitaires, mais le fonctionnement de la carte Sortir est incohérent ». Il plaide pour son attribution pour tous les étudiants pouvant justifier de leur statut. « Seuls certains étudiants boursiers peuvent pour le moment y avoir accès, mais il leur faut d’abord monter un dossier avec une assistante sociale ».

 La Ville compte sur la distribution des Sacs à Trucs

« Une démarche assez stigmatisante » déclare ce jeune syndicaliste. D’autant plus que la municipalité souhaitait grâce à cette nouvelle initiative, rompre avec les barrières symboliques. «Une fois la carte retirée auprès du Centre Communal d’Action Sociale (CCAS), qui instruit les dossiers, il suffit désormais de la montrer au guichet des structures partenaires, alors que le Passeport nécessitait de présenter à chaque fois des justificatifs de revenus et l’autorisation du CCAS  » défend Sébastien Séméril.    

Permettre aux étudiants de découvrir le TNB, c’est l’objectif visé par les places proposées grâce aux Bons Spectacles. Crédit photo Laurent A.

Alors, pourquoi ne pas ouvert cette carte au public étudiant ? Alain Coquart, conseiller municipal, relaye sur ce point la position de Rennes Métropole ; il explique que l’argument est surtout financier. « Le coût serait trop élevé si tous les étudiants y avaient le droit ». De plus, il rappelle que la municipalité « offre aux jeunes de moins de 25 ans des « sacs à trucs », truffés de réductions, délivrés par le CRIJ ou lors de Tam-Tam ». Cinq mille ont été distribués depuis septembre.

 Autre raison avancée par l’Agglo : la politique culturelle à destination des étudiants relève du CROUS (Centre régional des Oeuvres Universitaires et Sociales). L’antenne de Rennes, via sa mission d’animation culturelle des campus, tente en effet de pallier l’absence d’actions propres aux étudiants. Ainsi, située face au TNB, cette antenne propose des tarifs réduits pour l’UBU, le TNB, l’Opéra ou encore l’Orchestre de Bretagne,avec des places à partir de huit euros. Toutefois, « l’ antenne souffre d’un manque d’information flagrant, peut-être dû au fait qu’elle soit délocalisée » indique Sonia Jabet, coordinatrice au Diapason, pôle culturel de Rennes 1 qui organise et accueille régulièrement des soirées musicales « bon marché ».   

Sonia Jabet, ici dans la grande salle du Diapason, est responsable de la coordination et des manifestations étudiantes.

Manque de coordination entre les antennes de Rennes 1 

C’est elle qui gère également, au titre de cette fonction, les Bons Spectacles, proposés par Rennes 1. Grâce à ces précieux césames, les étudiants peuvent assister gratuitement à des représentations de l’Orchestre de Bretagne ou de l’Opéra. Ce dernier semble d’ailleurs particulièrement prisé.« Ce sont ces places qui partent souvent en premier » .

 Cependant, autre bémol, selon Sonia Jabet : le manque de coordination entre les différentes antennes de Rennes 1. « L’information passe mal entre les structures de l’Université, et le nombre d’étudiants connaissant, par exemple, ces Bons-Spectacles ou l’existence du Diapason, est trop faible ». Ainsi, l’IEP de Rennes organise ses propres sorties à l’Opéra alors que ses étudiants pourraient s’y rendre gratuitement.

A ce manque de visibilité s’ajoute un argument plus « culturel » : les soirées sans alcool du Diapason rebutent parfois les jeunes, malgré une offre alléchante. « Cinq euros le semestre de cinéma, une projection tous les mardis, dans la grande salle de 500 places ».

Les années passées, les « Bons spectacles » étaient exclusivement réservés aux étudiants étrangers et inscrits en premier année. Depuis cette année, les 2ème et 3ème année peuvent aussi y prendre part. Crédit photo Laurent A.

Pour remédier à ces défauts de communication, accentués par le caractère éparse des différents établissements rattachés à Rennes 1 (fac de droit, fac d’éco, IEP, fac de Sciences…), l’Université a inauguré cette année les SAV, Services d’Aide à la Vie Etudiante. Ouverts tous les midis sur chaque campus depuis cette année, ces points infos ont pour mission de relayer les diverses manifestations orchestrées par les équipes de Rennes 1. Mais ils n’auront cependant pas vocation à améliorer la coordination entre la politique municipale et les celle menée par les services universitaires.

Au CRIJ, une conseillère regrette d’ailleurs « l’absence, dans une ville universitaire de si grande ampleur, d’une vraie politique culturelle spécifique aux étudiants de Rennes Métropole ». Cette dernière serait, selon elle, plus intelligible que des  initiatives éclatées.

                                                                                                                     Lénaëlle Simon

 

Cafés-librairies : un concept à ré-inventer

11 Fév

Bar-librairie La Cour des Miracles à Rennes, février 2011. Virginie Trin.

 « La Bretagne est la région qui concentre le plus de cafés-librairies en France », tel est le constat que dresse Christian Roy, directeur de l’Etablissement public de coopération culturelle (EPCC) Livre et Lecture en Bretagne. Le phénomène a débuté en 1993, avec l’ouverture du Caplan à Guimaëc. Depuis, dix-sept établissements ont ouvert dans la région et ont formé une association en 2006 : Calibreizh.

Restauration avant tout

Le terrain breton serait donc propice à l’implantation de cafés-librairies. Mais cela reste une activité culturelle à l’économie fragile. La partie librairie ne rapporte que 20% du chiffre d’affaires dans les deux établissements rennais, la Cour des Miracles et le Papier Timbré. Les 80% restants proviennent de la partie bar et restauration.

Le Papier Timbré, l'un des de cafés-librairies de Rennes. Février 2011, Virginie Trin.

Sophie Neuville, gérante à Quimper du Bistro à Lire et présidente de l’association Calibreizh, développe : « On a des gens qui viennent manger souvent et qui n’ont jamais acheté un livre. Ça m’énerve parfois. Si notre objectif n’est pas d’être des professionnels du livre, on reste quand même des libraires. »

A la Cour des Miracles, dans le centre-ville de Rennes, en semaine, on peut faire le même constat. Si la salle du premier étage est pleine à l’heure du déjeuner, c’est davantage pour se restaurer que pour  acheter des livres. Nicolas Foucher, le gérant, a une explication : sa clientèle est « très variée et dissociée ». Celle du bar  et du restaurant est différente de celle de la librairie.

Seule une parenthèse dans l’année vient contredire des statistiques basses pour le coin librairie : le mois de décembre. « C’est le mois où je me sens libraire », confie Nicolas Foucher. Son établissement réalise alors un quart à un tiers de son chiffre d’affaire librairie de l’année, en proposant une sélection d’ouvrages installés sur la terrasse du café.

Innovation et spécialisation

Le reste du temps, il explique qu’il s’efforce d’innover, de surprendre le public. Le speed booking[1] par exemple, idée novatrice il y a deux ans, s’est essoufflée. Nicolas Foucher propose désormais des apérimots, « un concept humoristique qui amène un public moins sérieux que dans les cafés philo ».

Pour fidéliser la clientèle, les cafetiers-libraires se spécialisent aussi parfois dans un genre littéraire. Sophie Neuville a choisi les polars. La Cour des miracles possède un rayonnage pointu en matière de BD indépendante et de livres libertaires. Nicolas Foucher précise : « On propose toujours ce qu’on aime : si on n’a pas envie de défendre un livre, ce n’est pas la peine de le vendre. »

La Cour des Miracles, spécialisée dans la BD indé et les livres libertaires. Février 2011, Virginie Trin.

Cette spécialisation lui permet de « proposer des bouquins qu’on ne voit pas ailleurs », histoire de contourner la concurrence des autres librairies qui font du commerce du livre leur première activité. Sophie Neuville pointe de son côté le poids grandissant du Web : « Neuf millions de livres vendus sur Internet l’année dernière, c’est autant d’ouvrages que les petits libraires ne vendent pas. » Alors, les revenus d’un conjoint salarié et l’activité café permettent de compenser le manque à gagner.

Formule méconnue

Si l’on compte principalement sur l’activité du livre, la tâche s’avère plus compliquée. C’est ainsi que le Pandakawa, un manga-café rennais, a fermé ses portes en 2010 après un an et demi d’existence, faute de clients. « Les fans de mangas à Rennes avaient déjà leurs habitudes dans des boutiques spécialisées », explique Alexis Pernod, l’ancien gérant du Pandakawa.

Le concept, une variante de café-librairie importée du Japon, se fondait sur un forfait horaire comprenant lecture comme dans une bibliothèque et boisson à volonté. La partie bar s’est avérée être une activité secondaire, contrairement aux cafés-librairies. Résultat : Alexis Pernod n’a pas réussi à équilibrer ses comptes.

Il attribue aussi l’échec du Pandakawa au manque de familiarisation du public avec un concept original. Sophie Neuville déplore également le fait que « les gens connaissent les cafés-librairies, mais ne savent pas comment cela fonctionne ». Les murs de tels bistrots peuvent apparaître aux yeux du client non initié comme une bibliothèque décorative, sans avoir forcément conscience que les ouvrages sont en libre service et peuvent être achetés.

Financements difficiles

Ce manque de visibilité pose également problème pour trouver des financements. Alexis Pernod se rappelle de son expérience du Pandakawa : « A la Chambre de commerce et d’industrie, il y a un scepticisme ambiant pour les projets un peu trop originaux. » Du côté des banquiers, « ils ne voient pas vraiment ce qu’on veut faire », renchérit Sophie Neuville. Il y a dix ans, cette dernière a dû écumer une trentaine de banques avant d’en trouver une qui soutienne son projet.

Par ailleurs, l’association Calibreizh n’est pas là pour financer les cafés-librairies qui seraient en difficulté[2]. C’est ainsi que le café-librairie de Lorient n’a pas survécu, par exemple.

Projets nombreux

Pourtant, paradoxalement, le concept attire toujours. Sophie Neuville a répertorié au moins trois nouveaux cafés-librairies (à Lannion, Morlaix et Saint-Guénolé) pour intégrer Calibreizh cette année.

A l’EPCC Livre et Lecture en Bretagne, Christian Roy reçoit aussi régulièrement des candidats qui veulent ouvrir de nouveaux cafés-librairies : « Ce sont souvent des gens qui ne viennent ni du milieu de la librairie ni du café. On ne les pousse pas à le faire. Il faut être sûr qu’il y ait un bon partenariat avec les réseaux associatifs et un bon équilibre avec les librairies traditionnelles alentours. »

Renouveler le concept

Yann Gautier, 37 ans, musicien au chômage, fait partie de ces personnes qui souhaitent se lancer dans la création d’un café culturel, à Rennes. Mais pas un café-librairie. Il trouve le concept « trop limité ». Pour lui, boire un café en lisant, « je peux le faire partout ». Quant à lire des livres neufs proposés par le café, en tant que client, il trouve cela gênant :

« Ce que j’aime pas dans le café-librairie, c’est que j’ai l’impression que c’est une librairie, à côté d’un bar, sans réelle symbiose. Ça m’est arrivé d’acheter un bouquin à la Cour des Miracles, je ne suis pas allé boire un verre en même temps, ou alors à un autre moment. Il n’y a pas vraiment le côté convivial qu’on peut imaginer dans un café-librairie. »

Yann Gautier souhaite créer un café culturel. Février 2011, Virginie Trin.

Il souhaite faire évoluer le concept en développant des partenariats avec des librairies existantes :

« L’idée est d’avoir une sorte de vitrine avec une thématique par mois. Des partenaires, libraires et disquaires, pourraient proposer une sélection autour de ce thème. Parallèlement, on pourrait avoir un fond de livres de poche pour que les gens puissent consulter sur place, emprunter et échanger. »

Virginie Trin


[1] Comme du speed dating, mais au lieu de draguer, on présente ses lectures.

[2] En 2010, Calibreizh a reçu 3000 euros de la Drac et 3000 de la région pour pouvoir éditer un guide recensant tous les cafés-librairies de Bretagne. Hormis cela, aucune subvention particulière n’est allouée à l’association.

À Rennes, le conte se fait discret

11 Fév

Légende arthurienne, contes populaires de Haute-Bretagne ou en langue bretonne : le conte et sa pratique sont souvent perçus comme une caractéristique régionale. Reconnu il y a deux ans au patrimoine immatériel de l’UNESCO, le conte a été remis au goût du jour à Rennes par le festival Mythos. Cependant, malgré le succès de cet événement, le conte reste confidentiel dans une ville qui ne compte que deux associations dédiées à la discipline. 

Crédit : festival Mythos

Janvier 2011, un lundi soir, square Charles Dullin, près de la prison Jacques Cartier. Dans la cave d’un immeuble qui sert de local à l’Association pour la Promotion du Conte la Filois (APC), créée en 1993, une petite dizaine de personnes de tous âges se retrouvent pour un atelier du conte intitulé « Les conteurs à bretelles ». Au programme de la soirée : partage des connaissances d’un conte d’ici ou d’ailleurs, réflexion sur le sens de ces récits, apprentissage de la mémorisation et de l’expression en public sur les conseils de Jean-Pierre Mathias, conteur de métier.

Pour le petit comité de conteurs amateurs, le partage et la transmission priment. Sous la lumière d’un néon et malgré le froid qui règne dans la pièce, Annie, jeune femme rousse, fait vivre une conte juif d’une voix douce. Autour d’elle, plusieurs affiches d’éditions passées du festival Mythos.

Mythos. LE festival du conte à Rennes. Créé en 1997 par Maël Le Goff, fils d’Alain Le Goff, conteur dont la réputation n’est plus à faire, et par Emilie Audren, alors étudiants, le festival s’appelait à l’époque En faim de conte.

 Au goût du jour

L’ambition de ses fondateurs : créer un événement à destination des étudiants pour dépoussiérer la pratique du conte. « Il s’agissait de rompre avec l’image du vieux conteur, avec un schéma un peu folkloriste. C’était une approche plus intellectuelle, avec des conteurs comme Yannick Jaulin ou Henri Gougaud », explique Aude Bruneau, secrétaire générale de l’association Paroles Traverses qui organise le festival. Et le projet prend auprès des étudiants de l’université.

Xavier Lesèche, conteur professionnel depuis plus de vingt ans en forêt de Brocéliande, reconnaît que Mythos a vraiment fait découvrir la pratique du conte à Rennes. Un succès également lié à l’évolution sociale de la Bretagne,  : « Dans les années 1950 et 1960, il y a eu un rejet contre le poids d’une époque. Avec le deuxième renouveau de la fin des années 1980 et du début des années 1990, le conte ne vient plus des milieux ruraux, mais des villes. »

Changement de cap

Cependant, Maël Le Goff et Emilie Audren sont plus ambitieux. En 2001, ils donnent une nouvelle impulsion au festival en changeant de projet artistique. Il s’appelle désormais Mythos et met à l’honneur « les arts de la parole ». Dans la programmation, se côtoient chanteurs, musiciens, slameurs, poètes, comédiens et conteurs.

« Nous voulions élargir le public, explique Aude Bruneau. C’était un cheval de Troyes pour capter un auditoire qui ne connaissait pas le conte et amener un public plutôt âgé vers les nouveaux artistes de la chanson française. » Et la formule fonctionne : dès 2001, 16 000 personnes assistent au festival. Plus de 22 000 lors de la dernière édition en 2010.

Toutefois, Aude Bruneau reconnaît que l’ouverture du festival à des artistes comme Yaël Naïm, Thomas Dutronc, Albin de la Simone ou encore Cali n’a pas seulement permis que d’élargir le public, mais aussi les subventions, de la part d’organismes tels que le Centre National des variétés.

Des aides financières obtenues grâce à la chanson et qui représentaient 6 % du budget total de 2010 de 448 000 €. Sans compter la subvention attribuée par la municipalité à hauteur de 76 900 €, stable depuis 4 ans. « Si nous étions restés sur quelque chose de plus confidentiel autour du conte en poussant sur un projet très pointu, nous n’aurions pas forcément obtenu les ressources artistiques pour maintenir la manifestation », admet Aude Bruneau. 

« Mélange des genres »

Jacky Derennes, président de l’Association pour la Promotion du Conte La Filois, reconnaît que Mythos a mis au goût du XXIe siècle une tradition passée : « Lors d’une soirée de contes, il y avait un ou deux musiciens qui jouaient en alternance. La musique a toujours été un élément lié au conte. » Cependant, il regrette le mélange des genres qui ne ferait plus la part belle aux conteurs, professionnels et amateurs.

Selon Aude Bruneau, le conte serait pourtant la discipline la plus valorisée par l’équipe du festival, l’attrait pour les chanteurs étant lui relayé par le grand public et les médias. Toutefois, en 2010, sur la soixantaine de représentations proposées, une vingtaine était exclusivement de la chanson, une trentaine mêlait théâtre et récit, et une dizaine se revendiquait du conte. Si le taux de remplissage était plus élevé pour le conte (92 %) que pour les concerts (79 %), les spectacles de conte ont eu lieu dans des salles d’une jauge de 158 places en moyenne, alors que les concerts se déroulaient dans des lieux pouvant accueillir 644 personnes en moyenne.

 Le « Off » n’est plus

Forte d’une soixantaine d’adhérents, l’APC a participé pendant treize ans au festival Mythos dans le cadre du « Off ». Dans les bars, dans les bibliothèques ou sur la scène ouverte du Magic Mirror, des conteurs amateurs de l’association transmettaient à un public de non initiés leur passion.

Une expérience qui ne sera toutefois pas réitérée cette année. La baisse de 50 % des subventions publiques, qui s’élèvent désormais à 12 000 €, ne permet plus à l’association de suivre financièrement. Le licenciement des deux salariés de l’APC cette année a engendré une baisse conséquente des différents événements organisés, le « Off » Mythos entre autres.

Selon une source proche de la municipalité rennaise, « le conte est loin d’être un axe prioritaire dans la politique culturelle et patrimoniale de la ville ». Municipalité dont l’aide financière est aujourd’hui réduite à 5 000 € , après avoir été de l’ordre de 10 000 €.

Une situation que déplore Jacky Derennes : « La ville de Rennes a fait des choix à travers le positionnement de Mythos très marqué d’un festival de qualité autour des arts de la parole. Mais la place des amateurs n’y est plus. »

 Confidentialité

L’APC trouve malgré tout son public, lors de rendez-vous réguliers, dans des lieux plus confidentiels, comme à la maison de quartier de Villejean, pour des soirées contes. Une fois par mois, des conteurs amateurs et professionnels se réunissent également à la Maison du Ronceray. La salle qui peut accueillir une soixantaine de personnes est pleine à chaque rendez-vous.

Loin de déplacer les foules rennaises, le conte reste avant tout une pratique artistique de proximité, comme l’explique Michel Corbineau, membre du Conseil d’Administration de l’APC : « Le conte n’amène pas de monde en festival. Citez-moi trois noms de conteurs connus du grand public… Je ne sais pas si le conte aura jamais une aura. Il n’a pas besoin de quatre cents personnes, dix peuvent suffire pour faire un bon public. Le propre du conteur, c’est de le maintenir en haleine, simplement avec sa voix. »

Camille Pesnel

 

Les galeries en pleine opération séduction

11 Fév
 
19h00. En cette glaciale soirée de février 2011, DMA Galerie – située à 15 minutes du centre-ville – est exceptionnellement ouverte au public pour le vernissage de l’exposition « Glissement de terrains ». Tamara Poignant, chargée de communication et coordinatrice de la galerie, regarde avec satisfaction l’arrivée du public ; beaucoup lui sont inconnus.
Vernissage de l’exposition « Glissement de terrains » à la DMA Galerie, février 2011. Alisée Casanova.

Elle arrive à distinguer dans la foule les amateurs d’Art, des étudiants, des experts ou encore des habitués de galeries grâce à leur attitude : mains dans les poches, tête dans les épaules, pas hésitant. Elle s’approche furtivement d’un homme discret, Pascal-Luis Masson, et se met à discuter avec lui des œuvres exposées ; puis lui présente les artistes de la soirée : le « pictophile » Mardi Noir, Baptiste Ymonet et Vincent Jousseaume de l’Atelier Polyhèdre.

Faïence blanche émaillé, Atelier Polyhèdre, février 2011. Alisée Casanova.

Loin des préjugés liés à un certain art élitiste, ce vernissage dédié à l’art et destiné à tous (novices et collectionneurs) brise tous les tabous en offrant au public rennais l’opportunité de découvrir et de s’informer sur les différentes tendances de l’art contemporain et du design. « C’est la première fois que je viens à un vernissage, je ne savais pas que c’était ouvert à tout le monde » témoigne Pascal-Luis Masson, employé de bureau. Mais aussi d’acheter sans aucun complexe, pour son plaisir ou pour un investissement.

Les trois organisatrices de l’événement – Tamara Poignant, Mélanie Trévisan et Gwenaëlle Agnès – et le président de l’association, Nicolas Prioux, ont ainsi créé un environnement d’échange. « Nous cherchons à rendre l’art accessible au grand public, explique Nicolas Prioux – designer, responsable pédagogique à l’école de design Nantes Atlantique et directeur de l’association DMA. En créant des synergies entre l’art contemporain, le design et l’espace public ; nous impulsons des projets artistiques tournés systématiquement vers et pour le public » poursuit-il. Léance, 24 ans, étudiante en dernière année de master à l’Insa est sensibilisé à l’art depuis son enfance : « Je fais toutes les expositions d’art contemporain que ce soit dans les galeries ou dans les musées » témoigne-t-elle.

Nicolas Prioux, designer et président de l’association DMA. En arrière plan Chaise Eames, février 2009. Ph. Laurent Neyssensas

Désacraliser de l’art 

Maître Lorre, avocat et invité privilégié de DMA Galerie, pense que « toutes les formes d’Art sont désacralisées dès lors qu’elles sont accessibles à un large public ». Or, la mission des « galeries nouvelles générations » telles que le définit Grégory Lemanissier, propriétaire de la galerie Art Circuit (22 rue de Nemours à Rennes), « est de faire tomber cette barrière invisible et de désacraliser l’accès ». Bernard Lost, 46 ans, fonctionnaire atteste « adorer aller dans les galeries pour découvrir de nouveaux talents locaux et investir dans des toiles  ». En trois ans, il a acquis trois peintures.

La galerie Art Circuit, rue de Nemours à Rennes, février 2011. Alisée Casanova

« Les gens désirent voir, comprendre, acheter des œuvres d’art et vice versa ; les artistes ont besoin de se montrer au public pour se vendre et survivre sur le marché de l’art, explique Soizic Laute, galeriste au 17 rue Bertrand à Rennes. L’art sans un public acheteur, sans un regard critique ne peut pas exister » poursuit-elle. Selon Grégory Lemanissier : « c’est la société moderne qui a créée ce fossé avec des expositions et des ventes aux enchères où l’on trouve des œuvres à des sommes astronomiques ». Brigitte Horr, commerçante et amatrice d’art, dévoile qu’elle n’a « jamais acheté d’art, ni même envisagé. C’est trop cher alors je me contente d’acheter des reproductions de peintures connus dans les musées ou dans des boutiques de posters ». « J’ai plusieurs Van Gogh chez moi ! » poursuit-elle joyeusement.

De 30 à 6000 euros

Comme en témoigne la diversité du public de cette soirée de vernissage, les achats d’art contemporain et de design se sont démocratisés et ne semblent plus réservés à l’élite rennaise ni même aux professionnels de l’Art. « L’art doit se découvrir sans être un grand connaisseur et surtout, on doit pouvoir acheter une œuvre unique avec un budget modeste, confie Grégory Lemanissier, directeur de la Galerie Art Circuit à Rennes. Passionné par l’art, j’ai quitté mon poste de cadre pour m’installer sur Rennes et j’ai ouvert une galerie où le public rennais, collectionneurs et curieux, puisse découvrir et acheter des artistes contemporains locaux et étrangers » poursuit-il.



Présentoires d’oeuvres artististiques proposées actuellement à la galerie Art Circuit, Rennes. Crédit Alisée Casanova

Pour attirer le public, toutes les méthodes sont bonnes. Lors de l’ouverture de sa galerie en 2005, Soizic Laute qui est « tombée dans la marmite de l’Art quand elle était petite » a immédiatement attiré un large public en proposant des créations uniques de bijoux tout comme du mobilier design de luxe : « Notre proposition de bijoux rares est un excellent prétexte pour convier les gens à pousser la porte de la galerie, alors que le mobilier design concerne un public déjà averti. Mes prix vont donc de 30 à 6.000 euros » commente-t-elle. Françoise Faucheur, 63 ans et ancienne chef d’équipe pour une entreprise métallurgique : « J’ai attendu mes cinquante ans pour pousser la porte d’une galerie d’Art, je pensais que c’était réservé à une élite. Je n’ai encore jamais acheté de peintures ou de mobilier, mais j’ achète régulièrement des bijoux pour ma petite fille ».

Le directeur, Grégory Lemanissier, a quant à lui implanté délibérément sa galerie dans une rue passante et commerçante : « Au début, tout le monde était surpris de voir une galerie d’art située entre les petits commerces de proximité. Mon objectif était clair : je voulais me distinguer des autres galeries commerciales par mon emplacement géographique et le public visé. Je voulais être vu par tout le monde, entrer dans le quotidien des gens, les choquer, les interpeller pour qu’ils s’intéressent enfin à un art au prix raisonnable ». Afin d’attirer et de rendre l’art abordable financièrement à toutes bourses rennaises, Grégory Lemanissier expose dans sa boutique des toiles contemporaines dont les prix vont de 50 à 2.000 euros maximum : « C’est comme si j’avais un magasin de voiture ; je propose de la voiture familiale tout comme de la voiture de luxe ».

Grégory Lemanissier, directeur de la galerie Art Circuit, Rennes, salon Esprit Maison, 2010. Crédit Galerie Art Circuit

Une démocratisation en demi-teinte

Malgré un pas de géant vers une démocratisation de l’accès à l’art et au design, il n’en est pas moins vrai que certaines barrières entre les classes sociales existent toujours. En témoigne Grégory Lemanissier qui constate au quotidien que : « Plus le nombre de clients est important dans une galerie, plus les gros acheteurs se font rares. Les prix raisonnables proposés par ma galerie font fuir les collectionneurs. Ils n’aiment pas se mélanger. La classe moyenne supérieure reconnait que mes prix sont abordables et s’engagent. Mais les prix restent ‘astronomiques’ pour un ménage à faible revenu qui préfèrera investir dans de l’audiovisuel ».

Monsieur Lemanissier prouve par ses dires que la pyramide des besoins de Maslow, selon laquelle une famille recherche d’abord à satisfaire des besoins normatifs (exemple : achat de téléphone portable, ordinateur…) avant de vouloir accéder aux besoins situés au niveau immédiatement supérieur de la pyramide (exemple : achat d’un tableau) reste d’actualité.

Production artistique locale, galerie Art Circuit, février 2011. Alisée Casanova



Sur plus de 6.000 entreprises commerciales répertoriées par la Chambre du Commerce et de l’Industrie pour la communauté de commune de Rennes, seulement une dizaine de galeries commerciales existent. Dont seulement quatre qualifiées de « nouvelle génération ». Toutes les galeries rennaises ne se sont donc pas orientées vers ce nouveau marché commercial qu’est « Monsieur Tout-le-Monde ». « Je suis un découvreur de talent. Les œuvres d’art qui sont exposées dans ma galerie ne sont donc pas accessibles à n’importe quelle bourse ; mes principaux acheteurs sont des médecins, des avocats, des collectionneurs qui s’y connaissent en Art » affirme fièrement Michaël Cheneau, directeur de la galerie Mica à Saint Grégoire-Rennes. « L’œuvre la moins onéreuse dans ma galerie est à 300 euros, c’est un dessin de petit format unique » poursuit-il.

Même si le mot d’ordre des galeries nouvelles générations est « la diversité » afin de toucher un public aussi large que possible, l’acquisition d’art contemporain et du design par les classes populaires reste une gageure car l’investissement et la possession d’œuvre d’Art de maître demeure le fief d’une élite.    

Alisée Casanova

Rennes, pro-graffiti : de l’art ou du cochon ?

11 Fév

Graffiti sur les murs de l'ex-usine Kro

Le graffiti est un phénomène bicéphale. Les graffeurs commencent tous par le tag sauvage et illégal avant d’acquérir la technique nécessaire à la réalisation d’un graff. Tantôt vandalisme de bas étage, tantôt érigé en œuvre d’art. La Ville cherche tant bien que mal à accompagner un mouvement en plein essor depuis une quinzaine d’années.

En octobre 2002 un projet novateur voit le jour dans la Ville de Rennes. Suite à la rencontre entre les graffeurs de l’association Graffiteam, les services de la ville et les élus de la mairie, un « dispositif graff » est mis en place. Géré par le CRIJ, en partenariat avec la Mission Jeunesse, ce dispositif met à disposition des graffeurs qui en font la demande des murs légaux pour exercer leur art. Au nombre de huit à l’origine, la ville compte aujourd’hui une trentaine de murs réservés à cette pratique.

Le « dispositif graff », une aternative à la répression

Olivier Préault, responsable officiel de ce dispositif, explique que ce projet apparaissait à l’époque comme une alternative à la répression : « c’était une période où quelques graffeurs s’étaient pris de très grosses amendes par les tribunaux. » Selon le Code pénal, la détérioration des biens d’autrui est punie de peines de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et d’amendes pouvant atteindre 75 000 euros d’amendes. « Les élus se posaient la question de la légitimité des politiques de répression. La pratique du graffiti était forcement illégale parce qu’il n’y avait pas de lieux autorisés pour cela » ajoute M. Préault.

Cependant, ce n’est pas en donnant des espaces légaux aux graffeurs que le vandalisme prendra fin.  « Il y a des gens qui sont tagueurs et qui ne font que ça. Il y a toujours l’esprit rebelle des jeunes de 16 ou 20 ans, on ne peut pas l’endiguer » explique Setro, graffeur depuis quinze ans. Tous les graffeurs ont commencé par taguer de façon illégale, cela fait partie intégrante du mouvement. C’est l’une des seules façons de se faire reconnaître dans le milieu. Et selon M. Préault, « les élus sont tout à fait conscients de cela. »

 

Les murs de l'ex-usine Kro sont presque tous couverts de graffs.

Le nettoyage pur et simple des tags demeure donc le seul moyen efficace pour endiguer le vandalisme. « Quatre agents sont employés à temps plein pour effacer les tags de la ville » affirme M. James, responsable de l’activité anti-graffiti à Rennes. « En 2010, nous avons nettoyé 11 150 m² de murs en centre-ville et environ 10 000 m² dans les quartiers périphériques » Le tout pour un coût annuel avoisinant les 400 000 euros. Alors que le budget alloué au « dispositif graff » ne dépasse pas les 2 500 euros.

Le budget accordé à la promotion du graffiti est loin d’être satisfaisant, pour le responsable du CRIJ comme pour les graffeurs. « Avec 2 500 euros par an, c’est pas évident de faire avancer le dispositif correctement » avoue M. Préault. Certains graffeurs à l’origine du projet, comme Dezer, ne cachent pas leur mécontentement : « on a participé gracieusement à plusieurs réunions mais je suis un peu déçu ; il n’y a pas vraiment de suivi. L’initiative est bien mais en pratique c’est un peu le bordel. » Pour Setro il ne fait aucun doute que les objectifs annoncés sont en contradiction avec les évolutions concrètes : « s’ils veulent un dispositif plus clean, il faut mettre les moyens. »

« Pas obligé d’aller au musée pour voir de belles choses »

Malgré quelques lacunes logistiques, « le dispositif a permis de montrer aux habitants que le graffiti ce n’est pas seulement le tag et le vandalisme » souligne Olivier Préault, et ainsi participer à sa reconnaissance par le public. « On le constate lorsqu’on lit le courrier des lecteurs de Ouest-France. Avant 2002, les riverains étaient très vindicatifs envers le graff, depuis ça c’est nettement amélioré. Le graffiti est rentré dans les mœurs des rennais. »

Sur le boulevard Saint-Hélier, une femme d’une soixantaine d’année qui promène son chien devant une façade recouverte de graffiti s’exclame : « L’avantage c’est qu’on n’est pas obligé d’aller au musée pour voir de belles choses. C’est ça le tag! » Ces murs sont ceux de l’ex-brasserie Kronenbourg fermée en 2003. Ce lieu est connu de la population comme étant le temple du graffiti rennais. Exemple avec cette vidéo :

Néanmoins, des travaux ont commencé cette année pour détruire la friche et laisser place à 200 logements et bureaux. Ce n’est pas une surprise, le projet était annoncé depuis janvier 2010, mais le problème, selon Ego, « c’est qu’on va perdre de la surface et elle n’est pas compensée. On ne va pas faire avancer les choses avec la destruction de l’usine Kro. Ce sont les effets pervers du dispositif. » Dezer espérait lui aussi que la Mairie proposerait une alternative : « Pourquoi ne pas laisser les murs légaux ? Les trois-quarts des murs que l’on nous donnent, ce sont des murs poubelles, ça nous fout un peu les boules. »

L'ex-usine va disparaître: les graffeurs vont devoir migrer vers un autre lieu.

Un plan de substitution est pourtant prévu. D’après le Mensuel de Rennes, René Jouquand, adjoint à la culture, aurait promis aux graffeurs qu’ils obtiendraient un espace équivalent ailleurs. L’information n’a visiblement pas été transmise aux intéressés : « il n’y a pas eu de réunion depuis la rentrée 2010. Je sais pas ce qui va se passer avec l’usine » nous dit Moore. Selon Elise Seitif de la Mission Jeunesse, « les murs devraient rester légaux même après le projet d’aménagement. Et pendant la durée des travaux, environ deux ans, des panneaux de bois seront installés pour le graffiti. » Le dialogue n’est pas parfait : «  l’information doit être transmise aux graffeurs. » dit-elle.

Un paradoxe révélateur de la difficile reconnaissance du graffiti par le milieu de l’art apparaît sur ce projet d’aménagement. Le centre d’art contemporain la Criée va déménager vers 2015 pour investir les 700 m² de l’ancienne halle d’embouteillage. Mais le graffiti ne semble pas faire partie des préoccupations des responsables de ce centre. « Je pense que les mecs de l’art contemporain, ils en ont un peu rien à foutre du graff » dit Setro. « La grosse question c’est : est-ce que le graff rentre dans l’art contemporain ? » résume Moore.

Alors, le graffiti de l’art ou du cochon ? La municipalité patine sur cette question et n’ose pas s’engager sur ce terrain là. La politique de la Ville confine le graffiti à une pratique culturelle de « jeunes » (la plupart des graffeurs du dispositif ont pourtant dépassé la trentaine), gérée par le CRIJ et la Mission Jeunesse, et jamais par la Culture. « Le problème c’est que la Direction Générale de la Culture à du mal a savoir si le graff, selon des critères objectifs, c’est de l’art. Mais ils ne sont pas anti-graffiti » indique M. Préault. Un état de fait que confirme Mlle Seitif : « la limite entre culture et jeunesse est difficile à définir. On réfléchit sur les possibilités de nouer des liens entre les deux domaines d’action. »

Une politique qui fait des émules

Ce manque de délimitation claire entre les différents domaines d’intervention de la Mairie empêche certains projets de voir le jour. Début 2010, un projet de livre retraçant l’histoire du graff rennais a été évoqué par la Direction Générale de la Culture. « Le projet était de lancer un appel par le biais des médias locaux pour réunir des photos des graffitis des murs de l’usine Kro, pour en faire un livre. Une sorte de mémoire du graff pour montrer qu’entre la brasserie et la Criée il y eut un lieu de graffiti » nous apprend Ego. Pour l’instant ce projet éditorial est resté feuille morte.

Le dispositif est loin d’être parfait mais il a le mérite de proposer de nouvelles voies. « Ce qui est positif, remarque Setro, c’est que les personnes de la Mairie ne sont pas hermétiques, elles sont perpétuellement en réflexion. Ils cherchent toujours de nouvelles solutions. » Preuve en est, le dispositif mis en place à Rennes a inspiré des municipalités du Réseau Grand Ouest comme Nantes et Caen et est en passe de devenir un modèle national en matière de politique publique sur le sujet.

Cyril Durand

Le graffiti est interdit par l’article 332 du Code pénal. Pour en savoir plus sur les peines encourues : www.legifrance.gouv.fr

Collectif l’Elabo et municipalité: entre pas de deux et marché de dupes

11 Fév

La soirée, déjà bien avancée, voit quelques voitures s’engouffrer sous le pont de la voie ferrée, plaine de Baud. Un robot géant totalement incongru, assemblage de matériaux de récupération, garde l’entrée des locaux de L’Elaboratoire. Ici, une communauté d’une soixantaine de personnes vit, travaille et tente de construire un nouveau modèle de société, basé sur le partage et l’autonomie. Le mardi, c’est le jour de la réunion hebdomadaire ouverte aux personnes extérieures au collectif.

L'avenir de l'Elaboratoire reste flou. Le collectif refuse la proposition de relogement de Rennes Métropole.

Elle a lieu dans un bâtiment situé quelques centaines de mètres plus loin, au détour d’un kaléidoscope de graffitis étalé sur de vieux murs. Des roulottes estropiées, organisées en arc de cercle, font face à la majestueuse « Villa mon bproummpfv » qui, tel un paquebot resté à quai, impose sa stature aux alentours.

Un jeune homme aux sourcils broussailleux, un piercing sur le haut du nez, préside la réunion. Attentif et souriant, il note point par point les propositions de personnes venues amener des idées de spectacles et de collaborations à l’Elaboratoire, jusqu’en octobre 2011. Le projet de l’Elabo semble s’inscrire dans la durée et sur les terrains de la plaine de Baud.

Une occupation provisoire à l’origine

Pourtant, les locaux ne leur appartiennent pas et l’occupation des lieux ne devait être, à l’origine, que provisoire. En 2008, suite à l’incendie survenu à la Villa (premier lieu de vie expérimentale) la ville de Rennes met à disposition le site du 48 bd Villebois-Mareuil, sans convention écrite. D’autres membres décident de squatter un terrain situé impasse de la Soie, au 17 bis avenue Chardonnet, en face de la Villa. Ils y installent camions et caravanes.

L’ensemble des lieux occupés, à peu près quatre hectares, appartient  à la ville, qui loue au collectif la Villa Monbroumpf,  contre 150€ par mois. L’association reçoit la même  somme comme subvention. Outre cet arrangement officiel, la tolérance de la municipalité quant à l’occupation illégale des autres lieux tient à l’aspect provisoire de la situation.

Aujourd’hui Rennes Métropole doit faire face à de nouveaux enjeux urbains, liés à la crise du logement et à l’extension de la ville. En 2004, elle crée un projet de ZAC (Zone d’Aménagement Concerté) visant à construire plus de 2000 logements et bureaux sur le site de la plaine de Baud. A mesure que la date des travaux approche, la question du départ de L’Elabo devient toujours plus urgente à traiter. Début mars, camions et engins devraient envahir l’avenue Chardonnet afin de construire un pont. Pourtant, les élaborantins ne veulent pas plier bagages.

« On a besoin de leur approche idéaliste »

C’est que la Municipalité de Rennes a conscience de l’importance d’entretenir des lieux culturels alternatifs tels que l’Elabo. Sébastien Séméril, adjoint au maire, souligne l’intérêt de la ville pour la démarche du collectif de l’Elaboratoire : « on a besoin de leur approche idéaliste, même si, nous, on essaie d’être pragmatiques. Ils apportent de l’ecclectisme, une culture alternative, ils participent du pluralisme de la ville en interrogeant le fait urbain ».

Les membres de l’Elabo en ont conscience. Ainsi, déclare l’ancien élaborantin Stéphane: « L’Elabo a toujours été défendu par les services culturels de la Mairie, qui faisaient parfois contre balanciers vis-à-vis des services juridique, sanitaire et social. Lors du mandat de Hervé, Sylvie Robert voulait dresser quelque peu les responsables de l’Elabo, tout en soutenant le lieu et ses activités. »

La municipalité conçoit sa relation avec l’Elabo comme une « logique d’accompagnement », affirme Sébastien Séméril. A la fois lieu de vie, de création et de diffusion, l’association a besoin d’une grande superficie pour fonctionner. Faute de trouver un site adapté dans la ville, Rennes Métropole, en charge de la question du relogement, propose une alternative : un champ de pommes de terre à Pont-Péan. Jean-Luc Gaudin, maire de la petite commune a répondu de manière favorable.

Seulement, cette solution ne semble pas satisfaire l’ensemble des élaborantins qui fustigent la non-viablité du terrain. La réaction de Ben, lors de la réunion du mardi, en témoigne : »Ils veulent nous reloger à Pont-Péan, sur un champ de patates. Sans eau courante, ni électricité. C’est une blague ! On est bien ici. A l’Elabo, je suis chez moi. »

Le départ du collectif vers d'autres horizons représenterait une rupture inédite dans l'histoire de l'Elabo.

La promesse de Rennes Métropole

Ce discours est contesté par les responsables municipaux. Ils affirment que si le terrain n’est toujours pas habitable aujourd’hui, cela tient au fait que la Métropole ne souhaite pas engager de travaux de mise aux normes tant que le collectif n’aura pas donné son feu vert au déménagement. Rennes Métropole se serait ainsi « engagée à viabiliser le terrain et à aider les membres du collectif pour la construction d’ateliers et de bâtiments utilitaires » d’après les dires de Sébastien Séméril. A ses yeux, tout pourrait rapidement évoluer si les membres du collectif acceptaitent de négocier plus activement avec les pouvoirs publics. « C’est ça le drame, je ne suis pas sûr qu’un jour ils se décident », conclue-t-il.

Comment expliquer, dès lors, une telle stagnation du dossier ? Stéphane Guiral, ancien élaborantin, apporte un premier élément de réponse au refus du collectif de prendre le chemin de Pont-Péan. D’après lui, un Elaboratoire en dehors de Rennes « ce n’est plus l’Elabo. Les membres du collectif, même si beaucoup sont nouveaux ou de passage, se sont attachés à ce terrain, à cette inscription dans la ville ».

Bientôt la fin ?

Un déménagement signifierait donc une rupture brutale et inédite dans l’histoire du groupement, un départ vers l’inconnu. Il avance également le fait que le mode de prise de décision horizontal qui prévaut au sein du collectif est un frein à une prise de décision rapide.

Enfin, si le dossier de réalisation de la ZAC a bien été adopté par la Métropôle en 2009, la fin des travaux devrait avoir lieu aux alentours de 2022. Cela explique la revendication persistante des membres de l’Elaboratoire à se voir octroyer un terrain plus adapté à leur demande. La temporalité du projet leur permet en effet de prendre le temps de négocier « jusqu’au bout » avec la Mairie, comme le dit Morgan.

Avant que celle-ci ne décide d’adopter une solution plus radicale, telle qu’une expulsion, beaucoup de tractations peuvent encore avoir lieu. Comme le souligne l’adjoint au maire, « ce n’est pas parce que la construction du pont commence qu’on va régler la question de l’Elabo tout de suite ! »

Avant de conclure, dans un sourire de dépit: « Décidément, les meilleures négociations sont celles qui se terminent un jour ».

Josselin Brémaud et Fanny Fontan

 

Bouèb et Colin, générations spontanées

11 Fév

A gauche, Bouèb et à droite, Bernard Colin.

Le plus vieux a créé une vague, le plus jeune s’est jeté dans ses remous. Tous les deux sont considérés comme des précurseurs du théâtre de rue. Seulement, Bernard Colin, la soixantaine, s’y est pris plus tôt, dans les années soixante-dix. Bien installé au milieu de son studio, il reçoit en robe de chambre. Quand cet homme parle, les gens l’écoutent ; il faut dire qu’il manie l’art de la parole avec passion. Sous une lumière tamisée, il s’amuse : « certains m’appellent « danse avec les mots » ».

P’tit Ju, artiste de l’Elaboratoire et collègue de Colin, acquiesce: « Bernard, c’est la gouaille.» Il parle comme un trombonne joue, avec un phrasé très musicien. Très vite.

Une trajectoire semblable

Bouèb dans "Jean-Paul Pétale".

Les deux hommes disent peu se connaître. Pourtant, ils se sont souvent croisés lors de festivals. Le Bernard Colin d’il y a trente ans apprécierait sûrement beaucoup le Bouèb d’aujourd’hui. La rue, ils en sont tous les deux tombés amoureux très tôt. A dix-huit ans seulement, Colin gagne déjà « à peu près deux fois le salaire d’un prof du secondaire », en inventant des histoires à la sortie des cinémas parisiens.

Diplômé quelques années plus tard de l’école Louis Lumière, « pour rassurer sa famille », il mène une vie de Bohème pendant une décennie, parcourant l’Europe en parallèle de son travail de caméraman intermittent. Il rencontre les grandes figures du théâtre expérimental, Grotowsky, le Living Theatre, « des prophètes fous, révolutionnaires, théatralement nuls, mais qui voulaient vraiment changer le monde ». Cette expérience est fondatrice. C’est à partir de cette époque qu’il pense à développer une profession en France, celle des arts de la rue.

Des années plus tard, Bouèb a suivi un parcours un peu semblable, se frottant à la rue, à la route et à la politique très jeune. Profitant de la visibilité nouvelle de cette famille des arts, il sait ce qu’il doit à des gens comme Bernard Colin. Néanmoins, si des compagnies existent alors déjà, il ne veut pas en intégrer une. Il veut créer. « J’avais un fantasme, après mon Bac en 1994. Mes parents voulaient que je devienne instituteur. Mais je suis parti deux mois sur la route avec un pote assister à des spectacles de théatre de rue ». (Vidéo: le documentaire autobiographique de Bouèb).

Il rencontre un vieux peintre qui les invite à venir se produire avec lui. « C’est là qu’on s’est dit qu’on créerait nous aussi une compagnie, les Troubaquoi ». Une aventure collective qu’il poursuivra en montant avec d’autres le collectif de l’Elaboratoire à Rennes en 1997. Colin, à son propos, déclare « qu’au sein de l’Elabo, il fait partie des roses qui sont nées du fumier. » Faux hommage, donc.

Les premiers théâtres de rue en Bretagne

Dans la bouche des deux, on retrouve le terme « autodidacte ». S’ils ont beaucoup appris des autres, ils savent aussi qu’ils ont innové, embrassé le milieu artistique à contre-courant. Colin, d’abord, en montant Tuchenn en 1984, sa compagnie actuelle, avec Michèle Kerhoas, une amie. Ils font du théatre de rue ; il sont alors les premiers en Bretagne. « On a inventé totalement notre démarche, on a créé nos interlocuteurs » lance-t-il d’un souffle, comme récitant une leçon répétée mille fois. (Vidéo: Portrait de la compagnie Tuchenn).

Bouèb, ensuite, en rompant avec le modèle traditionnel de la troupe théatrale, en liant projet artistique et projet de vie. Il s’identifie à une deuxième génération d’artistes de rue, ceux « qui renvoient aux nouveaux territoires de l’art, aux friches ». Les dix dernières années, de galère, de joie et de création, il ne les « regrette pas le moins du monde. C’est là que j’ai tout appris ».

Colin s’est assagi au fil du temps. Reconnu pour son travail, il n’a plus besoin de « prouver quoi que ce soit ». Vincent Peres, chargé théâtre et danse, à la Direction Générale de la Culture, déclare que Tuchenn est l’une des compagnies les plus actives à Rennes. « On a cent-mille euros par an de vente de spectacle », confie Colin. Il n’aime pas l’Elaboratoire et ses « bouts de maquettes avec les pétards écrasés ».

 

Bernard Colin dans "Si la musique doit mourir".

Aux origines de Tuchenn, il s’est démené, il a fait venir des amis, rencontré près de cent-vingt interlocuteurs institutionnels. Son « exigence et sa générosité dans le travail », comme le complimente Michèle Kerhoas, ont fait le reste.

Bouèb, quant à lui, se trouve aujourd’hui à un moment charnière de sa carrière d’artiste. Pour parler du présent, il utilise le mot « schizophrénie ». Il a quitté l’Elabo en 2005. Avec sa compagnie Les Grands Moyens, qu’il a rejoint après son départ de l’Elaboratoire, il s’est fait progressivement connaître des différents acteurs du milieu des arts de la rue.

Moins installé dans la profession que son aîné, les financements ne sont pas toujours au rendez-vous. Se pose alors la question du statut vis-à-vis des institutions, la difficile balance entre l’intégration et la marginalité.

« Les appareils de lutte vont se transformer en lutte d’appareil »

Justement, il semble y avoir répondu, sans trancher. D’abord trésorier de la Fédération bretonne des Arts de la Rue, il en est devenu le président en janvier 2011. Cette même fédération que Bernard Colin a rejoint en 1997 et qu’il a quitté quelques mois plus tard. Pourquoi ? « Ils ont peu à peu proposé de se structurer… En Bretagne, c’est pire qu’ailleurs: il faut pas l’écrire sur le mur. Dès que c’est écrit sur le mur, dedans ça n’y est plus. Et aujourd’hui plus personne n’écoute la fédé ! »

A propos de la présence de Bouèb au poste de président, il a son explication: « c’est devenu une stratégie de placement pour certains. Si c’est Boueb, tant mieux, après trois ans à la Fédé, il aura des subventions. »

Un Colin pourfendeur de l’institutionnalisation et un Bouèb qui place son intérêt personnel avant toute chose ? L’histoire sonne bizarrement au vu de leurs trajectoires respectives. Le second propose une autre explication: s’il est à la fédération, c’est parce qu’il souhaite défendre la discipline des arts de la rue… contrairement à ce qu’a pu faire Colin dernièrement, dit-il.

« Je ne veux pas être ingrat. La génération de Colin a été déterminante »

« J’avais cette vision très collectiviste des arts de la rue. J’utilisais le nous, pas le je, pour parler de nos projets. Colin, lui, essayait de vendre son lui auteur, ses réalisations. » Néanmoins, il reconnaît qu’il faut parfois « se vendre un peu pour vendre aussi sa profession, remonter le niveau général. Je ne veux pas être ingrat. La génération de Colin a été déterminante. »

Bouèb parle ainsi de « conflits » avec d’autres compagnies pour expliquer le départ de Bernard Colin. Finalement, les deux hommes semblent plutôt bien se connaître…

Josselin Brémaud

Démocratisation de la musique classique… peut mieux faire

11 Fév

L'orchestre de Bretagne

L’Opéra Carmen chanté à Maurepas, le concert Eugène Onéguine joué à la MJC Bréquigny et au Tambour à Villejean : ce printemps 2011, la musique classique se décentralise dans les quartiers dits « populaires » de Rennes. Via ce programme « Opéra ouvre toi », pendant une heure et pour 4 euros, ces espaces deviennent des scènes d’art lyrique.

Alors Rennes est-elle une vraie métropole culturelle accessible à tous les publics ? Certes les festivals se multiplient dans la capitale bretonne, mais la musique dite « savante » reste beaucoup moins populaire qu’il n’y paraît. Bien souvent, les habitants des quartiers ciblés ne retournent pas à l’Opéra, sur la place de la Mairie en plein centre ville.

« Pour des personnes du Blosne, c’est trop impressionnant d’y rentrer. C’est un espace très connoté » explique Sébastien Sémeril, adjoint au maire PS. Les préjugés sont donc encore tenaces. Cinquante ans après André Malraux, la Ville de Rennes se donne encore pour mission de « rendre accessibles les plus grandes œuvres au plus grand nombre d’hommes ». Objectif principal : cibler ce que l’on appelle désormais les « non-publics ». Il s’agit des « publics qui ne sont pas placés dans des conditions objectives d’accès à la culture », selon Francis Jeanson. En ce sens, les plans de communication se multiplient. D’une part, avec l’Opéra et le Conservatoire. Elle pratique une politique de prix dégressifs : des droits d’inscription adossés au quotient familial et une aide à la location d’instruments. Pour les représentations lyriques, les tarifs sont abaissés à 4 euros pour les faibles revenus.

D’autre part, la commune incite l’Orchestre de Bretagne à perfectionner sa médiation culturelle en « tentant de conquérir de nouveaux publics » précise le président de l’Orchestre, Martial Gabillard. Dans la zone Sud Gare, c’est le centre social Carrefour 18 qui assure ce rôle de médiation. Chaque année, il accueille l’Orchestre de Bretagne pour un concert familial à 3,50 euros l’entrée. Un « concert Piccolo » en deux actes : explication de l’œuvre jouée, concert et goûter avec les musiciens.

Un atelier de concert Piccolo. Copyright : Nicolas Joubard

Des concerts d’été au succès croissant

Mais les plus gros moyens de communication sont réservés aux concerts d’été (voir la vidéo). C’est l’évènement le plus visible de cette volonté de désacralisation de la musique symphonique. Depuis 2008, l’Orchestre de Bretagne joue gratuitement pendant cinq soirées sous la grande halle du Triangle, au sud de la ville. Mot d’ordre de ce festival : populariser davantage la musique classique.

Répétition de l’orchestre de Bretagne sous la halle du Triangle. Août 2010

Originaires de tous les quartiers de Rennes, près de 8000 spectateurs se déplacent pour les applaudir. Les études de publics effectuées par l’Orchestre de Bretagne en 2008 montrent que les habitants de tous les quartiers se déplacent y compris ceux du Blosne, de Maurepas et de Bréquigny. Les résultats indiquent aussi que 79% du public avait déjà assisté à un concert d’été. «C’est l’image d’une ville pour tous » insiste Sébastien Sémeril.

 

Etude de 2008 sur les publics effectuée par l’orchestre de Bretagne. Copyright : Orchestre de Bretagne

 

En 2008 , répartition par quartiers des spectateurs rennais des concerts d’été :

Quartiers de résidence à Rennes
Centre 18
Thabor Saint Hélier 18
Bourg l’Eveque Moulin du Comte 15
Saint-Martin 7
Maurepas Patton Bellangerais 35
Jeanne d’Arc Longchamps Atalante 14
Francisco Ferrer Vern Poterie 41
Sud Gare 37
Cleunay Arsenal Redon 2
Villejean Beauregard 17
Le Blosne 42
Bréquigny 23
Total 269

Copyright : Orchestre de Bretagne

Toutefois, si le festival d’été rassemble de nombreux Rennais, en dehors de cet évènement, rares sont ceux qui assistent aux autres récitals le reste de l’année. Les plus défavorisés peuvent cependant découvrir l’Opéra par le biais d’associations humanitaires.

Aux Restos du Cœur, chaque année, une répétition générale et une visite de l’établissement culturel sont offertes. Des places à tarif réduit pour une pièce sont aussi proposées. Une vingtaine de bénéficiaires participent à chaque opération : « Depuis 2007, dès l’ouverture des inscriptions, les mêmes redemandent à y aller », assure Christine Paré, bénévole et responsable du pôle cinéma et culture aux Restos du Cœur. Catherine*, 55 ans est de ceux-là : « La première fois c’était exceptionnel. J’ai beaucoup aimé les chants. Je ne sais plus trop ce que j’ai vu mais je sais que c’était très beau. » Pour sa part Anne-Marie*, 47 ans, était plutôt sceptique au départ : « Je pensais que l’Opéra était réservé aux personnes chics. J’avais un peu peur que tout le monde soit sur son 31. »

La ville cible également d’autres catégories de « non-public » : les étudiants et les enfants. « La place à 10 euros pour voir Pelléas et Mélisande, c’est vraiment très intéressant ! » raconte Capucine Jaussaud, étudiante à l’Institut d’Études Politiques. Depuis trois ans, via le Cercle des étudiants, elle profite des tarifs préférentiels proposés par l’Opéra. Plusieurs fois par trimestre, elle assiste à des représentations, avec neuf autres élèves de l’IEP.

Etudiants : cinq euros le concert

e Sur le campus de Rennes 1, ce sont les pass’ jeunes de l’Orchestre de Bretagne — 25 euros les cinq concerts pour les moins de 26 ans — qui ont du succès. Pour preuve, la Nuit américaine du 6 octobre dernier : les étudiants ont rempli la salle du Diapason, à Beaulieu.

Depuis 2009, en partenariat avec le conservatoire, deux CHAM de CE2 ont été ouvertes au Blosne. «Nos huit musiciens intervenants se déplacent dans ces écoles pour faire de l’éveil musical. Ils enseignent de façon ludique : c’est moins rigide qu’au conservatoire », décrit Nicolas Letellier, le responsable de l’action culturelle du Conservatoire. Une pédagogie pourtant controversée. Olivier Legeret, musicien professionnel, est catégorique : « les enseignements proposés dans ces écoles sont de qualité inférieure. On assiste à un nivellement par le bas : au lieu de démocratiser, on stigmatise ».

Voilà de quoi alimenter un éternel débat. D’autant plus qu’il semblerait que quelque soit l’endroit, les salles sont remplies par des abonnés. D’après le constat de Caroline Tith, chargée de mission mécénat et évaluation à l’Orchestre de Bretagne, c’est par exemple le cas dans la salle du Tambour, à l’université de Villejean. Sur le campus, les étudiants ne sont pas spécialement tentés d’y aller. Au contraire, ce sont toujours les mêmes qui s’y déplacent. « Les étudiants de l’IEP qui vont à l’Opéra sont déjà sensibilisés à ce genre de musique. Moi, par exemple, je viens d’une famille de musiciens », explique Capucine.

Des résultats encore insuffisants

La démocratisation de la musique savante progresse, mais il reste encore beaucoup à faire. « Je doute qu’au final ce milieu musical ouvre ses portes à un public éloigné de sa culture. Une politique hors les murs serait peut-être la solution mais l’objectif est difficile à atteindre. Qui pense pouvoir faire mieux que ce qui est déjà fait ? », confie malgré tout Sébastien Sémeril.

Pour le moment, faire mieux ne passe pas par une politique de baisse tarifaire. Les études des publics des différents spectacles le prouvent. La place de concert classique à 10 euros n’encourage pas les habitants d’un quartier dit « populaire » à se déplacer. Au contraire, ceux-là mêmes ne vont pas hésiter à payer cinq fois plus cher un show de variétés. Comme l’explique le sociologue Olivier Donnat, la relation entre l’offre et la demande n’a rien de mécanique, il faut prendre en compte les véritables besoins des publics. Il faudrait faire pour et avec les publics ciblés : leurs permettre d’être les protagonistes du processus de démocratisation de la musique. Chose possible si tous les acteurs se décident à aller chercher le public et à entretenir des relations plus étroites avec lui. Démocratiser, c’est penser la culture pour tous et non pour chacun.

* Personnes dont le nom a été changé afin de respecter l’anonymat.

 Pauline Baumer et Viviane Dauphoud-Eddos